“Magick, Science and Buddhism” d’Aleister Crowley: des traités occultes scientifiques ?

Cet article interroge la notion de “science occulte” chez Aleister Crowley. Célèbre occultiste anglais , adepte de la magie et de la mystique, Aleister Crowley (1875-1947) a fourni une œuvre abondante qui continua d’influencer considérablement la communauté internationale occulte bien après sa mort. Au sein de son travail littéraire – constitué entre autres de théories raisonnées, de descriptions pratiques et de témoignages personnels d’ expériences occultes – nous pouvons y déceler une conception de la science mêlée de religion, de magie et de mystique.

Une étude ciblée, éclairant l’origine de cette conception de “science” chez Aleister Crowley (A.C. dorénavant) a été publiée par l’historien des religions Egil Asprem en 2008. Il y démontre que le dessein final d’A.C. était de rationaliser les pratiques magiques et mystiques afin de les placer au rang d’un « illuminisme scientifique » , soit une science naturelle moderne, observable et reproduisible. Puisqu’il a pour objet d’étude des phénomènes occultes réels et universels, ces derniers ne sont donc pas juste une expérience psychologique n’existant que pour le pratiquant.

Il nous reste maintenant à interroger le discours d’A.C. Est-il vraiment sans ambiguïté quant à la part religieuse induite dans cette science naturelle ? Selon cette perspective, ne serait-il possible d’y voir chez A.C. une motivation intéressée, celle d’apporter une méthodologie rationnelle au service de sa propre religion ?
L’enjeux principal de notre article sera de vérifier la pertinence de cette méthodologie en regard de la science stricte telle que définie par Crowley. L’enjeux subsidiaire sera d’examiner l’apport d’A.C. pour les occultistes modernes dans le cadre du renforcement de leurs pratiques. Afin d’initier un début de réponse, notre exploration s’appuiera sur l’article d’E. Asprem (E.A.) et sur des observations précises tirées du Magick Lieber ABA (LA), du Science and Buddhism (SB) et du Book of Thoth (BT) de Crowley.
Le présent travail abordera deux axes majeurs : 1) la notion de « science » telle qu’elle est comprise par A.C. et 2) les implications qui en découlent.

Nous pouvons affirmer qu’A.C. souhaite une magie légitimée par la science. Toute sa rhétorique suggère que seule la science est à même de valider la réalité. Crowley en vient à créer le néologisme “Magick”, distinguable des anciennes traditions magiques empreintes de superstition. La « Magick », elle, se veut rigoureusement rationnelle et vérifiable scientifiquement . Ici, nous apercevons une première corruption dans sa “pensée scientifique”, puisque la « Magick » est elle-même la pierre angulaire de sa nouvelle religion gnostique, baptisée « Thélème ». Nous pourrions considérer alors sa double approche de la « Magick » comme étant simultanément une recherche scientifique des phénomènes occultes et une assise de la nouvelle religion qu’il fonde. L’osmose entre religion et science est considérée comme supérieure à la science pure . Il y décrit précisément qu’une science dispose 1) d’une structure logique établiesur des vérités vérifiables expérimentalement, 2) d’une méthode scientifique sur laquelle une métaphysique proche des faits objectifs peut s’appuyer. Il compare alors la conception scientifique des phénomènes avec la doctrine bouddhique. Sa conclusion est sans équivoque : elles sont similaires lorsqu’elles sont épurées de tous traits accidentels, fruits d’interprétations erronées. Selon lui, la critique doit faire table rase de toutes les interprétations littérales des fictions fantastiques (?) contenues dans les traités bouddhiques. L’enquête et la comparaison scientifiques doivent se faire sur le terrain des observations, des classements, des pensées concises et claires proposés par le bouddhisme. Il affirme alors que le bouddhisme est “une religion scientifique” , dans sa théorie et dans sa pratique. A.C. a suivi une logique identique pour faire du Thélème une religion scientifique dont la « Magick » est la méthodologie expérimentale de l’univers occulte.

Pour souligner le noeud de l’ambiguïté, nous relevons dans son BT que l’autorité de la Théorie de la Relativité d’Einstein ne s’était pas reposée initialement sur une validation scientifique . En transposant cela à la théorie de sa Magick, unie à la métaphysique de sa religion du Thélème, Crowley pouvait se permettre de glisser vers une forme d’autorité scientifique libre de toutes vérifications futures. La problématique de cette assertion est la suivante : elle ne respecte pas ce qu’est une théorie scientifique dans son entièreté. Toute théorie scientifique suit une double procédure. Elle doit s’établir sur des acquis, démontrés par des expériences observées/approuvées/validées/vérifiées (?) Et ses prédictions devront être testées scientifiquement. C’est cet ensemble qui autorise la validité. Ignorer l’acquit ou le prédis (?)/la double validation, c’est interdire à une théorie son caractère scientifique. Ajoutons à cela que, dans son LA, A.C. indique que les résultats occultes dépendent de la capacité de l’occultiste lui-même , et nous assistons à l’écueil d’une pensée circulaire. Dans cette dernière, la théorie de la « Magick » ne se valide que par le chercheur, lui-même impliqué dans un système de croyance auto-alimenté. La théorie de la « Magick » propose des prédictions expérimentales, tout en omettant d’expliquer leur apport en regard des aux autres sciences qui postulent les mêmes prédictions, mais sur base d’acquis validés.

Le dénouement de cette problématique serait la création de protocoles scientifiques rigoureux et obligatoires. Les méthodologies soigneusement établies devraient pouvoir répondre à des questions correctement posées, et devraient pouvoir être à même d’interpréter des expériences très précises dans leur énoncé, falsifiable et reproduisible. Du moins, dans l’idéal. Chaque fois que possible, on devrait pouvoir recourir à l’usage d’appareils de mesure. L’entièreté de cette dynamique devrait faire l’objet de rapports, indiquant les résultats et leurs interprétations, permettant ainsi d’élever les débats. C’est seulement suite à cela que l’ébauche théorique pourrait émerger, investie de la capacité d’expliquer (et d’utiliser?) les acquis et d’élaborer des prédictions vérifiables. Cette étape supplémentaire ferait aboutir la tentative d’Aleister Crowley de rendre scientifique le domaine occulte, sans qu’il soit dénaturé/dilué par la religiosité, ni même par une vocation initiatique justifiable seulement dans la Magick et le Thélème.

Aleister Crowley a écrit pour les occultistes, leur exposant un certain niveau de science illuminée, ajusté à leurs recherches pratiques. A l’inverse il n’a pas écrit pour les scientifiques, lesquels ont besoin d’une science encadrée par une méthodologie préservée du biais/artifice religieux.

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